Esma Ersin Ince Lübbe
"Tes yeux sont si grands parce que tu veux tout voir ! Pour moi, peindre, sculpter, graver, c'est voir et comprendre la vie !"
Une enfance à Istanbul
Esma Ersin Ince Lübbe, née le 15 août 1955 à Istanbul, dans une famille d’origine tcherkesse. Elle a grandi à Çatalzeytin, un village côtier proche de la métropole, entourée de ses trois frères et sœurs. Enfant, ses grands yeux attiraient souvent les moqueries. Pour la rassurer, sa mère lui disait en souriant : « Tes yeux sont si grands parce que tu veux tout voir ! » Cette phrase, pleine de douceur, deviendra plus tard le fil conducteur de son parcours artistique. Esma aimait le répéter : « Pour moi, peindre, sculpter, graver, c’est regarder et comprendre la vie. »
L'origine de sa force
L’année 1971 a été marquée par une double tragédie : en juin, sa mère est décédée d’une hémorragie cérébrale ; trois mois plus tard, en septembre, son père, engagé dans la politique, a été assassiné par des hommes appartenant au parti des Loups Gris (Bozkurtlar). Devenue orpheline à seize ans, Esma a trouvé dans la création un refuge, une manière de donner forme à une douleur difficile à exprimer et de transformer ses blessures en force intérieure. Ces deuils précoces ont profondément marqué la sensibilité de son œuvre.
La formation artistique
Diplômée en 1975 du pensionnat de Camlica à Istanbul, elle a poursuivi ses études à la prestigieuse Mimar Sinan Art University, où elle a obtenu son Bachelor of Art en 1983. Sa quête d’excellence l’a ensuite menée à Vienne, à l’Akademie der Bildenden Künste (1986–1987), ville où elle a rencontré Jann Lübbe, jeune étudiant en médecine et futur médecin qui deviendrait son époux. Parallèlement à ses études, Esma a travaillé comme graphiste chez Reklam Moran (1982–1984) puis a enseigné l’art à l’Université Firat d’Elazig (1984–1985). Installée ensuite à Vienne, elle a transmis son savoir à la Volkshochschule (1990–1991), révélant une vocation pédagogique qui est restée constante.
Vie familiale et cheminement intérieur
Avant son union, Esma s’est installée à Londres chez sa sœur, où elle a célébré son mariage en octobre 1991. Avant la naissance de ses deux fils, en 1993 et 1995, elle a traversé l’épreuve de deux fausses couches, une expérience douloureuse qu’elle a transmise aux œuvres de cette période. On observe notamment dans celles-ci une sensibilité particulière à la fragilité, au renouveau et à la mémoire des êtres. À partir de 1993, elle a consacré davantage de temps à l’éducation de ses enfants et à son rôle de mère au foyer, sans pour autant cesser complètement de peindre et de créer. Ces années ont également été marquées par sa passion pour le jardinage, dont le travail fleurit encore chaque été dans ses différents domiciles à Genève, dans les montagnes en Valais et en Turquie aux bords de la mer Égée. Cette période de maturation, loin de réduire son élan créatif, a nourri en silence son regard sur le monde. Elle a renoué pleinement avec son parcours artistique en 2010.
Parcours artistique international
Dès 1988, Esma a exposé en Europe, d’abord à Vienne, au Verein Kulturprojekt. En 1989, elle y a présenté sa première exposition personnelle au Regionales Pädagogisches Zentrum. Sa présence artistique s’est ensuite déployée en Suisse à Einsiedeln en 1992 (Stiftung Chärnehuus) puis à Rapperswil en 1994 (Forum Rapperswil). Sa notoriété s’est progressivement étendue : en 1996, elle a exposé à l’École des Beaux-Arts de Lyon. À partir de 2010, son retour à une création plus intensive s’est accompagné d’une activité soutenue, notamment en Suisse (Vernier, Meyrin) et en Turquie, où elle a participé à de nombreuses expositions entre 2012 et 2016, à Ankara, Istanbul et dans diverses institutions artistiques et universitaires. À partir de 2011, Esma a rejoint diverses associations et ateliers genevois dont l’Association Le Poisson Bouge, où elle perfectionna la gravure sur bois et transmit avec générosité son savoir-faire. L’année 2014 a été particulièrement marquante : elle a pris part à plusieurs résidences, au Centre culturel Neumünster au Luxembourg et à l’Art Camp Kosovo de Suhareka, tout en exposant à Istanbul, à Genève (Villa Dutoit) et de nouveau à Neumünster. En 2015, elle a présenté une exposition personnelle à La Mansarde de Veyrier et obtenu une reconnaissance internationale pour son œuvre gravée lors du troisième concours de petites formes graphiques et ex-libris à Brest, en Biélorussie. Ses dernières expositions collectives ont eu lieu en 2016 et 2017 au Forum Meyrin.
Les dernières années
En 2010, elle a appris qu’elle était atteinte d’un cancer. Durant huit années, elle a mené ce combat avec une dignité admirable, poursuivant son œuvre, ses recherches, ses expositions et son enseignement. C’est durant cette période qu’elle a particulièrement développé et perfectionné la technique de réduction en gravure sur bois.
« J’utilise une même plaque de bois pour plusieurs empreintes. À chaque impression, la feuille gagne en détails, en couleur, en vie, tandis que la plaque se consume : ce que j’enlève du bois s’ajoute au tableau. C’est une lente métamorphose, imprévisible et irréversible. Quand l’œuvre est achevée, la planche ne peut plus être utilisée. L’acrylique, à l’inverse, permet une exécution rapide : la couleur sèche vite. Le temps se trouve alors dans la réflexion et l’esquisse ; l’œuvre existe déjà dans l’esprit avant la main. »
Au début de sa pratique de la gravure, elle imprimait avec le poids de son corps. À partir de 2014, elle a utilisé une véritable presse conçue à cet effet, ce qui a permis à son travail d’atteindre une nouvelle dimension technique. Esma Ersin Ince Lübbe s’est éteinte le 8 août 2018 à Genève. Elle laisse une œuvre profondément humaine, marquée par la résilience, l’amour, la transmission et un regard sur le monde d’une rare intensité — celui de ces grands yeux auxquels sa mère avait confié, un jour, le pouvoir de « tout voir ».