Esma Ersin Ince Lübbe
"Tes yeux sont si grands parce que tu veux tout voir ! Pour moi, peindre, sculpter, graver, c'est voir et comprendre la vie !"
Une enfance turque
Esma Ersin Ince Lübbe naquit à Istanbul, en Turquie. Son enfance se déroula dans un village proche de la métropole, au sein d’une fratrie de quatre enfants : une petite sœur, un petit frère et un grand frère l’entouraient. Déjà enfant, ses grands yeux attiraient les moqueries. Sa mère, pour la rassurer, lui murmurait tendrement à l’oreille : « Tes yeux sont si grands parce que tu veux tout voir ! » Cette phrase maternelle devint le fil conducteur de toute sa vie artistique. Comme elle l’exprima plus tard : « Pour moi, peindre, sculpter, graver, c’est voir et comprendre la vie ! »
Les épreuves fondatrices
L’année 1971 marqua un tournant tragique dans l’existence de la jeune Esma. En juin, sa mère succomba à une hémorragie cérébrale. Trois mois plus tard, en septembre, son père fut assassiné. Orpheline à un âge où l’on construit son identité, Esma puisa dans l’art une forme de résilience et d’expression de sa douleur. Ces blessures profondes irrigueraient son œuvre tout au long de sa carrière.
La formation artistique
Après avoir obtenu son baccalauréat au pensionnat de Camlica à Istanbul en 1975, Esma entama des études d’art à la prestigieuse Mimar Sinan Art University d’Istanbul, où elle demeura de 1976 à 1983, année où elle décrocha son Bachelor of Art. Sa soif d’apprentissage la conduisit ensuite à Vienne, où elle poursuivit ses études à l’Akademie Der Bildenden Künste entre 1986 et 1987. Cette période autrichienne enrichit considérablement sa palette technique et son regard sur l’art européen.
Durant ces années, entre 1982 et 1984, elle exerça comme graphiste chez Reklam Moran à Istanbul, avant de transmettre à son tour son savoir artistique à l’université Firat d’Elazig, en Turquie, entre 1984 et 1985. Plus tard, installée à Vienne, elle enseigna l’art aux enfants à la Volkshochschule entre 1990 et 1991, révélant ainsi une vocation pédagogique qui ne la quitta jamais.
La vie de famille et l’expression de la douleur
En octobre 1991, Esma se maria. De cette union naquirent deux fils, en 1993 et 1995. Toutefois, avant ces naissances, elle traversa l’épreuve de deux fausses couches, entre 1985 et 1992. Cette période douloureuse imprégna profondément sa production artistique, où l’on décèle une sensibilité accrue aux thèmes de la fragilité, de la perte et de l’espoir.
Le parcours artistique international
Dès 1988, Esma commença à exposer ses œuvres en Europe. Sa première exposition collective eut lieu à Vienne, au Verein Kulturprojekt. L’année suivante, en 1989, elle présenta sa première exposition personnelle au Regionales Pädagogisches Zentrum, également à Vienne. Elle poursuivit avec des expositions individuelles en Suisse : à Einsiedeln en 1992 à la Stiftung Chärnehuus, puis à Rapperswil en 1994 au Forum Rapperswil.
Sa renommée s’étendit progressivement. En 1996, elle exposa à l’École des Beaux-Arts de Lyon, en France. Les années 2010 marquèrent une période d’intense activité créative malgré les épreuves. Elle participa à de nombreuses expositions collectives en Suisse, dans les communes de Vernier (2010) et de Meyrin (2011 et 2013). Son travail voyagea également en Turquie, où elle exposa à la Turkish-American Association d’Ankara (2012), à la Demirören Gallery d’Istanbul (2013), et dans plusieurs institutions universitaires et galeries turques entre 2014 et 2016.
L’année 2014 fut particulièrement riche : elle participa à des résidences au Centre culturel Neumünster au Luxembourg et à l’Art camp Kosovo à Suhareka, tout en exposant à Istanbul, à la Villa Dutoit à Genève et au Centre Culturel Neumünster. En 2015, elle présenta une nouvelle exposition personnelle à La Mansarde de Veyrier, près de Genève, et son œuvre gravée fut reconnue internationalement lors du troisième concours international de petites formes graphiques et ex-libris à Brest, en Biélorussie.
Ses dernières expositions collectives eurent lieu en 2016 et 2017, notamment au Forum Meyrin à Genève.
L’atelier genevois et les techniques
À partir de 2011, Esma devint membre active de l’Association « Le Poisson Bouge » à Genève, où elle perfectionna et transmit ses techniques de gravure jusqu’à la fin de sa vie. C’était dans cet atelier qu’elle pratiquait sa méthode si particulière.
Dans ses propres mots : « Dans la gravure du bois, j’utilise une technique de réduction. C’est à dire que j’utilise une même plaque de bois pour plusieurs empreintes sur une même feuille de papier. À chaque impression, la feuille se remplit de détails, de couleur, de vie, tandis que la plaque de bois se consomme : ce que j’enlève du bois avec mes ciseaux, se rajoute alors au tableau. C’est une sorte de lente métamorphose, pleine de surprises. Quand l’œuvre est terminée, on ne peut plus utiliser la planche pour de nouvelles impressions. Cette technique prend beaucoup de temps et également d’effort physique, car j’imprime avec le poids de mes pieds. »
Pour la peinture acrylique, elle expliquait : « La peinture à l’acrylique sur toile par contre permet une exécution rapide, la couleur séchant rapidement. Ici, c’est le processus de réflexion et la création des esquisses qui prennent le plus de temps, l’œuvre existe déjà dans l’esprit avant sa réalisation. »
Les dernières années et l’ouverture intellectuelle
Toujours avide d’apprendre, Esma entreprit en 1998 des cours d’été en langue française à l’Université de Genève, puis entre 2013 et 2014, des études germaniques à la Faculté des lettres de cette même université. Cette soif de connaissance linguistique et culturelle témoignait de son désir constant d’élargir sa compréhension du monde.
Vers 2010, Esma apprit qu’elle était atteinte d’un cancer. Durant huit années, elle mena un combat acharné contre la maladie, sans jamais cesser de créer, d’exposer et de transmettre son art. Elle s’éteignit en 2018, laissant derrière elle une œuvre riche et profondément humaine, marquée par la résilience face aux épreuves de la vie.